Chronique vagabonde – « E nejes Lied » : Neji Müsik, neji Werter, neji Sprooch

En novembre est sorti le CD « E nejes Lied« , de Nicolas Fischer et Yves Rudio.

  • Nicolas Fischer est musicien en Alsace et consacre une grande partie de son énergie au bilinguisme en intervenant notamment dans les classes bilingues et en créant, en composant de la musique pour l’apprentissage de l’allemand et de l’alsacien.
  • Yves Rudio est professeur des écoles bilingue et poète alsacien. Il s’exprime dans ses poèmes majoritairement en langue alsacienne (ayant déjà plusieurs recueils à son actif), et propose une poétique de l’ici et maintenant, résolument ancrée dans son époque et ses problématiques globales, questionnant dans son dernier recueil les injustices de notre monde (« Ùng’rechtigkeite vùn ùnsrer Welt », sous-titre du recueil).

Cet opus est le vent de fraicheur que l’on n’attendait plus. Certes, ils sont loin d’être les seuls à chanter en alsacien, bien au contraire, mais ils apportent quelque chose de nouveau qui me semble essentiel par les temps qui courent, c’est-à-dire au point où nous en sommes arrivés avec notre langue : en alliant une esthétique musicale globalement pop-variété (soignée et parfaitement exécutée par de bons musiciens) à des thématiques contemporaines qui ne soient pas alsaco-alsaciennes (le destin des migrants, la notion de libre-arbitre et de destin, l’engagement de l’individu, le questionnement de la croyance…), dans une langue à la fois claire et évocatrice, ils proposent tout simplement une œuvre qui soit totalement dénuée de tous les clichés habituellement liés à la « musique alsacienne » et qui pourrait sans problème, par son esthétique musicale grand public, se placer sans vergogne au sommet du hit-parade, s’il n’y avait la langue alsacienne pour freiner un destin « national ». En Alsace, en revanche, au pays des dialectophones, ce CD serait parfait (grâce aux thématiques et à l’esthétique musicale, comme déjà évoqué) pour réorienter positivement les représentations des Alsaciens sur leur propre langue ! Une langue qui chante par exemple la problématique des migrants sur fond pop ne relève pas du folklore, ne s’est pas perdue dans le passé ; elle est donc en phase avec son temps, elle peut être poétique, elle peut faire réfléchir, voire pousser à l’action, sans être exclusivement cantonnée aux échanges du quotidien au sein d’un foyer domestique – ce que beaucoup, beaucoup trop, d’Alsaciens pensent en ce XXIe siècle.  Il suffirait que ces titres – puis d’autres, tous les autres, déjà existants ou qui suivront – accaparent un peu les ondes, à la place des insipides produits formatés issus d’une quelconque émission de téléréalité musicale, pour amorcer le travail de revalorisation et de réappropriation de notre langue par ses propres locuteurs, par les enfants de ses locuteurs !

C’est d’ailleurs d’une certaine façon la problématique des deux chansons phare de l’album, «E nejes Lied» et «E àltes Lied». Un constat amer est dressé d’emblée, « Mìr redde nimmeh wie de Schnàwwel wàchst / Mìr redde viel liewer wie de Tele gwàtscht » («E àltes Lied»), l’action nivelante, abrutissante et uniformisante de la « culture » de masse télévisuelle remplace la communication dans/par la langue historique en devenant une nouvelle norme ; les Alsaciens eux-mêmes restant totalement passifs face à ce phénomène global, « ùn mìr tànze mìt, gràd wie àlli àndre ùn im salwe Schritt » («E àltes Lied») ; mais il n’y a pas pour autant de résignation, ce constat sert d’appel à un nouvel élan : « E àltes Lied, e àldi Sprooch / Wenn’s nur nìt gànz vergasse hesch / No sing’s doch einfàch nochemol » («E àltes Lied»). Pas d’acte révolutionnaire, mais un appel simple, fort et net à continuer à utiliser cette langue. Le pendant optimiste de cette chanson, «E nejes Lied», va plus loin. Il ne s’agit pas seulement de continuer à utiliser jusqu’à son extinction une langue multi-séculaire, mais véritablement de la renouveler, tant dans son usage que dans les capacités d’action que toute langue porte en elle : « Komm mìr sìnge e nejes Lied / Ànstànd bàbble ànstand wàrte / Ànstànd hoffe ànstànd schlofe / Ànstànd schwàddle ànstànd plàne » ( refrain de «E nejes Lied»). Ici encore, l’immobilisme et la télévision sont fortement stigmatisés.

Cet immobilisme trouve sa source dans les peurs engendrées par le monde moderne, et constitue le thème d’une chanson en soi : « Sie hàn Àngscht dàss d’Walt unter geht / Sie hàn Àngscht dàss d’Kriis bevorsteht / Sie hàn Àngscht des àlles nammt ken And » («Nix»). Mais le poète ne se pose jamais en moralisateur et n’exclue aucun individu de ses remises en cause, passant du « ils » au « nous » puis aux « tu » et « je », et de la phrase déclarative à l’interrogation : « Wàs màchsch denn dü, ùn wàs màch denn ich ? » («Nix»).

La tension entre idéal et réalité traverse tout l’album, son questionnement culminant dans le titre «Wàs glààwe» : « Saller glaubt fescht àn de Mansch / Àwer àn kenner wie dü kannsch / Wàs glààwe ? Wàs Sklàwe ? ». Les croyances, les systèmes de pensée semblent fonctionner comme des filtres et davantage paralyser l’action, ou toute possibilité de progrès. À l’instar du courant réaliste du XIXe siècle, c’est l’accumulation, l’authenticité, la simplicité des petites choses qui créent du grand. « Min kläne Derfel hät nix vum Städtel / Kenn G’schäft ùn kenn Poscht/ Nix wie ebs koscht/ […] Doch wenn de mol kommsch / Kommsch nìt um e sonscht » («Min kläne Derfel»).

Il s’agit ainsi d’abord et avant tout d’aller de l’avant, de façon constructive. Pour autant, la convocation des deux mythes constitutifs de l’alsacianité n’est en aucune façon le signe d’un quelconque passéisme. Dans «De Hàns», le héros national (qui ne sait ce qu’il veut, qui n’arrive pas à effectuer de choix, qui est constamment tiraillé entre deux pôles en apparence opposés, à l’image de l’Histoire de l’Alsace) est totalement réactualisé. Le texte original est finement et habilement détourné afin de transformer ce héros indécis perdu dans le non-être en un héros dont les envies sont enfin en adéquation avec ses choix et ses actions, afin de transformer l’éternelle tragédie alsacienne en récit ouvert avec un avenir possible, non funeste ! : « De Hàns im Schnokeloch, der kriejt jetzt wàs er will / De Hàns im Schnokeloch, der wìll jetzt wàs er kriejt ». Cette ouverture sur un possible est de plus parfaitement incarné par une ligne musicale on ne peut plus contemporaine, funky et rythmée, loin des flonflons d’une Blosmüsik désuète. Ce même ancrage musical dans notre époque se retrouve, à travers des tonalités flirtant avec le slam et un peu d’électro, dans un classique incontournable : «D’Letschte 2015». Ce célèbre texte de Germain Muller, qui semblait prophétiser la fin de la langue (?), est repris ici-même par sa femme, Dinah Faust.

« Ceci n’est pas de la musique alsacienne », Peut-on lire sur la pochette de l’album. Si l’on entend par « musique alsacienne » les fanfares de cuivre folkloriques qui ressassent les mêmes airs dans une esthétique éculée, alors on peut effectivement prendre cette assertion au pied de la lettre. Les auteurs veulent s’en détourner pour montrer leur modernité. Mais il s’agit bien plutôt d’une provocation joyeuse ! L’alsacien n’est peut-être pas encore mort, mais il n’est pas non plus déjà caduc ! Faire de la musique moderne en chantant exclusivement en alsacien n’est pas seulement possible, c’est nécessaire ! Vu son ancrage dans l’Histoire de l’Alsace, dans l’histoire de la langue, dans la modernité, dans des problématiques globales qui concernent tout un chacun, cette musique ne peut trouver de meilleur qualificatif, puisqu’elle propose de se réinventer : alsacienne !

 

Pour se faire une idée plus précise, voici trois clips avec sous-titrage en français :

  • Nix (« rien ») : excellent clip qui est en parfaite adéquation avec son propos, avec ce qu’il dénonce. Remarque pour les francophones : Vers la 30e seconde, le texte dit « que font-ils concrètement ? », qui est la traduction correcte de l’expression « wàs namme se konkret in d’Hànd ». Pour comprendre l’ironie de ce que fait le personnage à ce moment précis, il faut savoir qu’une traduction mot à mot serait : « que prend-il concrètement dans la main ? ». Cette image résume parfaitement, à mon sens, le tragique d’une certaine modernité

 

  • E nejes Lied- Changer d’air.
  • Ìwwerlawe (« survivre ») : Traite d’un sujet malheureusement bien d’actualité (sans sous-titrage mais avec les mots clés en français, sous forme d’interrogation).

2 réflexions au sujet de « Chronique vagabonde – « E nejes Lied » : Neji Müsik, neji Werter, neji Sprooch »

  1. marieodile.bonneau

    Bravo pour ton article ,Raphaël ! Éloge très chaleureux et analyse qui donne envie d’aller tout de suite écouter cet enregistrement.

    Merci. Marieodile

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  2. Yves RUDIO

    Chère Cigogne enchaînée,

    Merci et bravo pour cette analyse très fine et juste accompagnant la parution du CD que j’ai publié avec Nicolas Fischer. C’est un avis et une critique qui mérite d’être rendus publics. d’ailleurs si vous êtes d’accord, je mettrai un lien sur mon blog de poésie. Viemols merci ùn bìs zue’rer neje Zàmmeàrweit.

    Yves Rudio

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